Échos d'Évangile

Un monde sans allure

Photo André Myre

Par André Myre

Échos d'Évangile

17 août 2022

Crédit photo : imagedepotpro/ iStock

Jusqu’ici, la Source a d’abord traité de la préparation de Jésus en vue de sa mission (Q 3,2 – 4,13); puis, elle a présenté l’essentiel de la pratique qu’il attendait de ses partisans (Q 6,20-49). Dans le chapitre sept qui se termine avec le texte qui suit, le document caractérise l’activité de Jean et de Jésus pour avertir les partisans des réactions auxquelles ils doivent s’attendre s’ils s’attellent à la tâche de le suivre. Selon les rédacteurs, le monde dans lequel ils vivent n’a tout simplement pas d’allure [1].

 

Q 7,29 Quand Jean est venu à vous, les rapaces l’ont bien reçu,

30 mais les autorités l’ont rejeté.

31 Quel point de comparaison utiliser pour décrire cette génération ? À quoi ressemble-t-elle ? 32 Elle ressemble à des enfants assis sur la place du marché, en train d’en apostropher d’autres :

Eh ! nous avons eu beau vous jouer un air de flûte, vous n’avez pas dansé,

entonner une complainte, vous ne vous êtes pas lamentés.

33 Jean est donc venu, mangeant et buvant à peine. Votre réaction ?

     Il est possédé d’un démon.

34 Est alors venu l’Humain, qui, lui, mange et boit comme tout le monde. Qu’en concluez-vous ?

     Voilà un goinfre et un ivrogne, l’ami des rapaces et des égarés[2].

35 Ce sont bien ses enfants qui donnent raison à la Sagesse.

 

Les versets qui suivent la parole du début, sur l’accueil que Jean a rencontré, lui ont été accolés pour en faire un commentaire et élargir la perspective dans le but d’inclure le cas de Jésus.

 

Un Jean controversé

 

La première parole (Q 7,29-30) résume en quelques mots l’accueil qui a été fait à l’activité de Jean. Celui-ci, on s’en souvient, déclarait que le système avait fait faillite, et que ceux et celles qui l’avaient servi allaient bientôt en payer le prix, tandis que les autres se verraient récompensés de leur résistance. Les réactions suivent les lignes de la fracture sociale énoncée par Jean, et leur formulation dépend en partie de l’animosité qu’il suscitait chez ses adversaires. En effet, au v 29, le mot «rapaces» reprend une insulte couramment utilisée quand on parlait de lui : il n’aurait été écouté que par une racaille de «rapaces», de profiteurs, de gens malhonnêtes prêts à toutes les magouilles en vue du moindre gain.

Le texte est dans la même veine que le v 34b, à propos de Jésus celui-là. Le «vous» auquel la parole s’adresse est celui de la génération de Jean. La proclamation de ce dernier est généralisée aux dimensions de l’ensemble de ses contemporains qu’elle a divisée en deux : la «populace», bienveillante, et les responsables du système, hostiles.

 

La génération actuelle ressemble aux précédentes

 

La rallonge du texte (vv 31-35) vise la génération dans laquelle vivent les auteurs de la Source et la communauté à laquelle ils s’adressent. Comment la décrire (v 31) ? L’image est mise dans la bouche d’un groupe d’enfants qui se plaignent que les autres ne veulent rien faire : ni s’amuser, ni se plaindre. La comparaison vise à rendre compte du comportement des deux générations précédentes, soit celles de Jean et de Jésus (vv 33 et 34).

La première a fait face à un ascète, et l’a traité de «malade»[3]. La seconde, confrontée à un homme qui vit comme tout le monde, l’a déconsidéré en y voyant un déviant qui s’était allié à tout ce que la société contient de gens habitués à contrevenir aux normes sociales de conduite[4]On cherche systématiquement à noircir la réputation des opposants au système, de peur que ces derniers n’en entraînent d’autres à leur suite.

Ce n’est cependant pas cette réaction qu’illustre la parabole des enfants, mais plutôt le fait que personne ne veut s’en prendre au système : ni ceux qui auraient avantage à ce qu’il soit remplacé, pas même ceux qu’il écrase de tout son poids. Ce que dit le bloc des vv 31-34, c’est donc que les victimes du système n’osent pas s’en prendre à lui parce qu’il est trop puissant.  Une situation qui traverse les générations.

 

Sages traités de fous

 

Reste la conclusion (v 35), plutôt énigmatique. Elle attribue la ligne de vie de Jean et de Jésus à la «Sagesse». Ce terme est une personnification d’un aspect de l’agir de Dieu dans l’humanité et le cosmos, soit sa sagesse, son intelligence, son caractère raisonnable. C’est ce que les deux générations en question ont rencontré dans ces deux hommes qu’elles ont traités, l’un de malade et l’autre de dévergondé. C’est pourtant comme eux que devraient se conduire les lectrices et lecteurs de la source Q, dûment avertis, cependant, que leur propre génération n’aura pas plus d’égards envers eux que Jean et Jésus n’en ont reçus.

 

Apprendre qui est qui

 

Lire ce texte de la Source de nos jours, c’est rencontrer un appel à reconnaître, dans sa société, les vrais «rapaces» dont le système favorise l’émergence, et, à l’opposé, les «enfants de la Sagesse» qu’on balaie du revers de la main. Ensuite, lectrices et lecteurs auront à décider de la direction à donner à leur propre vie.

D’un côté les rapaces sont là tout autour et les exemples potentiels foisonnent : promoteurs qui détruisent la nature et évincent les personnes âgées de leur logement, avec l’appui de la législation qui favorise la propriété privée; lobbyistes au service d’organisations puissantes qui servent de leviers à ces dernières pour que les responsables politiques les avantagent aux dépens du bien commun; experts de tous acabits qui mettent leur pouvoir, leur savoir et leur influence au service de leur carrière et de leur organisation sans se soucier des conséquences sociales de leurs décisions; désaxés qui s’imaginent être grands pour avoir provoqué des flots de sang, etc.

Face à tout ce beau monde, les enfants de la Sagesse apparaissent rêveurs, déconnectés, trouble-fête, empêcheurs de tourner en rond, sorte de moustiques, dérangeants certes, mais insignifiants.

À moi, vivant dans cette génération qui n’a pas d’allure, le texte ne demande pas si je vais à l’église ou pas, mais de quel côté je suis : celui des moustiques ou celui des tapettes à mouches.

 

Notes :

 

[1] En lisant la Source, il faut toujours se souvenir que les paroles du personnage «Jésus» y représentent le point de vue des rédacteurs, tandis que les «partisans» jouent le rôle des lectrices et lecteurs auxquels les auteurs s’adressent. Cette remarque peut s’appliquer aux quatre évangiles.

[2] Le mot grec ici traduit par «rapace» l’est d’ordinaire par «publicain». Il désignait des officiels au service de l’occupant romain, qui étaient chargés de collecter les impôts. Accompagnés d’hommes de mains, ces fonctionnaires allaient de maison en maison, de ferme en ferme, dans le but de s’emparer de ce que commandaient leurs propres intérêts autant que ceux de leurs maîtres (voir Lc 3,12-14); ils étaient donc haïs et méprisés. Par ailleurs, «égarés» est ici utilisé, plutôt que «pécheurs», parce que, dans la Bible en général, le pécheur est moins celui qui a désobéi à une législation traditionnelle que l’être humain qui est passé à côté du chemin de sa vie.  Il s’agit donc d’une personne égarée, perdue, désorientée, déboussolée. Lui «pardonner» ne se fait donc pas en lui signifiant que ses torts sont effacés, mais en lui indiquant la direction pour qu’il se retrouve lui-même.

[3] Dans les évangiles, et en particulier dans la Source (Q 11,14-15.19-20.24-26), les démons sont considérés comme responsables de la maladie, qu’elle soit physique ou psychique.  Ils font partie de la nature, et ne jouent aucun rôle d’ordre moral.

[4] En lisant les réactions de ces deux générations, il devient évident que la parabole des enfants a été tirée d’un autre contexte, car elle n’est pas tout à fait adaptée aux réponses mises dans la bouche des contemporains de Jean et de Jésus. En effet, ce qui caractérise ces gens, ce n’est pas leur réticence à faire quoi que ce soit, mais leur refus qu’on touche au système en place, quelle que soit la personnalité de ceux (ou celles) qui le contestent et les raisons apportées.

 

17e texte de la série La Source des paroles de Jésus.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur des nombreux ouvrages, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des Évangiles, particulièrement de celui de Marc. Depuis plusieurs années, il anime de nombreux ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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